Aller au contenu principal

Prix Pompidou 2008 : discours de Marianne Bastid-Bruguière

Discours de Marianne BASTID-BRUGUIÈRE

Remise du Prix Pompidou 2008 à Yves Coppens

Ministère de la Culture, 31 mars 2009

 

Monsieur le représentant du ministre de la Culture,

Monsieur le Premier ministre et cher Président de l'Association Georges Pompidou,

Cher Maître et cher Confrère,

 

Georges Pompidou était un président lettré. Pour lui, les lettres embrassaient toutes les activités et inventions de l'esprit et de la sensibilité, non seulement les œuvres de la culture littéraire, mais aussi tous les arts et les sciences. Normalien, il avait gardé de ses années d'École le goût des échanges avec ses camarades scientifiques de tout bord. Laurent Schwartz comptait parmi ses interlocuteurs familiers à l'Élysée. Le Président Pompidou portait une curiosité passionnée aux avancées des sciences et des techniques. Il était persuadé de leur rôle essentiel dans la création d'une économie capable d'apporter des conditions de vie meilleures au plus grand nombre. Il voulait aussi qu'elles servent l'épanouissement d'un nouvel humanisme moderne qui puisse décaper « l'épaisse crasse des égoïsmes que produit, nourrit et encourage la civilisation du progrès » (Le Noeud gordien, p. 193).

Son attitude envers la science était à la fois admirative, critique et exigeante. La puissance d'action qu'apportent les découvertes scientifiques, non seulement sur les éléments, mais aussi sur l'homme, lui semblait si énorme et redoutable qu'on ne pouvait en laisser la maîtrise aux savants, ingénieurs et technocrates. Elle devait revenir aux vrais « politiques », c'est-à-dire à ceux pour qui les problèmes humains l'emportent sur tous les autres et qui ont de ces problèmes une connaissance concrète, née du contact avec les hommes, non d'analyses abstraites ou pseudo-scientifiques. Sans doute parce qu'il pensait être justement un de ces « vrais politiques », et parce qu'il avait su s'entourer aussi d'une équipe de très remarquables conseillers pour les questions scientifiques et techniques, pendant les douze années où il fut aux affaires, de 1962 à 1974, la recherche scientifique française vit ses moyens augmenter rapidement et considérablement. Cette politique d'innovation a accéléré la modernisation industrielle, elle a aussi relancé et fortifié la participation française à la recherche scientifique internationale dans tous les domaines.

 

Il était donc très naturel qu'après avoir couronné des artistes, peintres, musiciens, écrivains, le prix de l'Association Georges Pompidou soit conféré en 2008 au grand scientifique que vous êtes, cher Yves Coppens. En effet, dans l'esprit des fondateurs, cette distinction récompense un représentant éminent de la culture française, comprise dans toute son étendue et sa diversité, selon l'idée même que s'en faisait Georges Pompidou et selon l'expression qu'il en a laissée dans son action d'homme d'État, dont ce prix conserve le souvenir.

Le champ scientifique que vous illustrez, cher Maître, portait anciennement le nom de préhistoire. Vous utilisez toujours ce vocable, sans prévention apparente, bien que le jardin des racines grecques puisse aisément vous fournir des étendards supplémentaires plus imposants ou plus sophistiqués : paléonanthropologie, palethnologie et d'autres encore. Mais parmi vos nombreux mérites, vous comptez celui de la clarté, de l'expression simple, et le souci de communiquer au profane le sens immédiat et concret de votre recherche : or préhistoire se comprend facilement. Il est vrai que grâce à vous ce nom n'évoque plus quelques vitrines poussiéreuses abritant des bouts d'os et des petits cailloux étiquettés d'une encre pâlie sur du papier jauni. Non, il convoque aussitôt le spectacle de la marche triomphale des espèces dans la galerie de l'évolution du Muséum, qui vous doit en large partie sa rénovation.

Dans les cinquante dernières années, votre discipline est devenue conquérante. Elle a mobilisé à son service les progrès accomplis dans des domaines scientifiques très variés et souvent bien éloignés. Elle a été, notamment sous votre impulsion, un exemple remarquable des percées scientifiques d'aujourd'hui.

C'est d'abord par l'innovation dans les méthodes de datation que s'effectue ce renversement. Dans la leçon qui a clôturé votre enseignement au Collège de France, vous rappelez que Leroi-Gourhan s'était construit un indice d'efficacité technique en calculant la longueur des tranchants pour un kilo de pierre taillées d'une époque donnée. Il obtenait ainsi 10 centimètres de tranchant pour un kilo de pierres de deux millions d'années, quarante centimètres pour un kilo de 500000 ans. En 1961, c'est la datation radiométrique d'un dépôt de cendre volcanique, (par un procédé utilisant la transformation du potassium radioactif en argon), qui permet de déterminer que le crâne d'Australopithèque trouvé à Olduvai, en Tanzanie, a plus de 1,75 millions d'années. Beaucoup d'autres méthodes basées sur le même principe ont complété ou remplacé cette première méthode radiométrique, par exemple celle de la fission spontanée de l'uranium ou du plutonium ennregistrée sous forme de traces dans certains minéraux. Ainsi les datations absolues ont été établies et l'on a pu mesurer ensuite l'aimantation rémanente des sédiments, qui met en évidence la succession des différentes directions du champ magnétique terrestre. Grâce à cette magnétostratigraphie ou magnétochronologie, la séquence sédimentaire de 4 millions d'années de la vallée de l'Omo en Éthiopie a pu être étalonnée avec une précision sans précédent. D'autres procédés en datation, celui qui utilise le stockage dans certains minéraux des ondes électromagnétiques, celui qui mesure la proportion d'acides aminés des os, ou pour les périodes plus récentes, la mesure du carbone 14, la mesure du degré d'hydratation des obsidiennes, de la thermoluminescence des poteries cuites, ont singulièrement resserré la grille chronologique.

Géologues, géomorphologues, paléontologistes, paléobotanistes ont aidé à reconstituer paysages et écosystèmes sur les sites et à partir des prélèvements opérés dans les fonds océaniques, permettant ainsi de dater les événements de l'histoire du globe et de fixer notamment à 17 millions d'années le corridor de l'Afrique vers l'Asie. La microscopie électronique, la scannographie, la biologie moléculaire et la cytogénétique ont apporté des précisions considérables à la reconstruction généalogique de l'espèce humaine. Puis, les nouvelles recherches d'immunologie et de biochimie ont affiné encore les connaissances.

Cette expansion prodigieuse des savoirs s'est opérée par une solidarité internationale aussi bien que par une étroite coopération interdisciplinaire. Vous avez été un des animateurs de ces équipes internationales qui ont conduit neuf expéditions décisives dans l'Est africain entre 1963 et le début des années 1980, mêlant des savants de toutes les nations, de tous les continents : plusieurs centaines de personnes, plusieurs mois de l'année, pendant vingt ans. Vous avez dirigé ensuite d'autres campagnes savantes en Algérie, en Tunisie, en Mauritanie, en Indonésie, aux Philippines. Vous participez à de nombreuses instances internationales qui gèrent les disciplines de votre compétence. Les distinctions étrangères qui ont plu sur vous depuis des lustres – je ne citerai que la médaille d'or de l'empereur d'Éthiopie en 1973, les doctorats honoris causa de Bologne, Liège et Chicago, sans énumérer les académies où vous siégez hors de l'Hexagone –, ces distinctions démontrent à l'évidence combien votre rôle a été actif, créatif, efficace et apprécié dans la genèse et la vie intellectuelle de ces réseaux de coopération internationale grâce auxquels la recherche peut bondir en avant.

 

Un des secrets de l'effet pour ainsi dire magnétique que vous avez exercé si tôt et si continûment, aussi bien dans le milieu spécialisé qu'au dehors, est que votre science n'a rien d'un monstre froid ou austère, bien qu'elle s'appuie sur des tonnes de vieux os et s'exprime, comme il se doit, par des centaines d'articles érudits, que vous me pardonnerez de ne point détailler ici. Mais au-delà de sa rigueur méticuleuse, votre science est guidée par une passion de l'homme et de la vérité, dont la force ne peut laisser indifférent.

Enfant, près de Vannes, vous alliez déjà retourner les cailloux de la lande bretonne. Vous avez pratiqué la fouille archéologique gallo-romaine avant d'arpenter la savane. L'ambition que vous portez, en reprenant à votre compte les termes de Leroi-Gourhan, est de « poser les bornes lointaines de l'Humanité dans le temps et dans l'espace, chercher à voir l'Homme dans sa totalité », comprendre d'où il vient et comment. Cette quête des origines de l'homme vous a conduit à brasser l'immense moisson, sans cesse élargie et renouvelée, des indices récoltés par vous et d'autres savants à travers le monde pour jalonner le rameau humain, en déterminant d'abord quand et comment il se détache du tronc des Siemens. En 1974, Lucy, le squelette incomplet d'un sujet féminin d'Australopithèque « gracile » devenait rapidmeent par vos soins une célébrité mondiale. Cette grand-mère de l'humanité découverte dans le nord de l'Éthiopie que vous aviez baptisée avec un clin d'oeil à Lucy in the Sky with Diamond, la chanson des Beatles qu'écoutaient vos coéquipiers, a été adoptée partout avec enthousiasme et tendresse par des gens de tous âges et toutes conditions à travers le monde entier, sauf, pourtant, par quelques Chinois dépourvus d'humour.

Votre dernière leçon au Collège de France enchaîne dans un seul souffle la trajectoire de l'histoire de l'univers à douze ou treize milliards d'années, celle de l'histoire de la terre à cinq milliards d'années, celle de la matière vivante à quatre milliards d'années, marquées par la bifurcation qui sépare la branche des préhumains de celle des préchimpanzés, nos cousins les plus proches, il y a dix millions d'années. De ces préhumains, vous faites rencontrer une belle collection, en Afrique tropicale, dont cinq ont été reconnus par vos soins. L'apparition du genre Homo, entre 3 et 2,5 millions d'années, dans cette même Afrique tropicale, a son origine dans une crise climatique que vous avez mise en évidence. Rafraîchisement global et coup de sécheresse locale obligent toute la faune à s'adapter. La réponse humaine, dites-vous, est une dissuasion intellectuelle et non pas simplement physique. Cet hominidé dont on trouve les restes a un cerveau plus gros et plus compliqué que ses prédécesseurs : il est certainement plus inventif face aux prédateurs.

Commence alors la trajectoire de la matière pensante. La naissance d'une conscience humaine se révèle à nous par les premiers objets fabriqués : des pierres taillées. Elles sont le premier signe d'une histoire culturelle qui débute. Dès lors l'homme se déplace vers d'autres terres. Vous pensez que c'est l'espèce Homo abilis qui migre ainsi, et le plus récentes découvertes vous ont donné raison. Vous soulignez aussi qu'ensuite la lignée humaine pourrait bien être plus diversifiée qu'on ne l'a cru. Mais finalement l'Homo sapiens supplante les autres espèces et se répand en Amérique, en Australie et dans les îles du Pacifique. Vous insistez particulièrement sur ce que vous appelez « le point d'inversion des vitesses », autour de cent mille ans, quand la rapidité du changement culturel dépasse celle du changement naturel. Ce point marque à vos yeux l'avènement de la liberté et de la responsabilité, la possibilité d'agir face au changement climatique au lieu de la subir simplement.

 

Cette histoire scientifique, mais aussi philosophique, de l'homme vous avez voulu la raconter au public, la lui faire décourir, au fur et à mesure que vous la construisiez par l'enquête, l'analyse et le dialogue du spécialiste. Sur ce terrain de la diffusion du savoir, votre souci humaniste, votre amour de la vérité rejoignent profondément l'inspiration lettrée de Georges Pompidou. Vos livres pour le grand public – je citerai seulement Le Singe, l'Afrique et l'homme (1983), Le genou de Lucy (1999), Les origines de l'homme (2002) –, vos émissions si vivantes à la télévision et à la radio, les documentaires, notamment L'Odyssée de l'espèce et Homo sapiens, les films et les romans auxquels vous avez prêté votre concours ont connu un immense retentissement. Votre simplicité et votre optimisme sont roboratifs. On est attiré par votre science souriante, sereine et humoriste. Vous êtes un savant connu et aimé. Pourtant, bien que votre récit soit celui du mythe des origines et qu'avec modestie et humour vous attribuiez volontiers une part de votre popularité à ce fait, vous n'êtes pas un conteur de fables. C'est au contraire une exigence de vérité dans le sens le plus fort et le plus élevé du terme qui vous inspire dans cette œuvre d'explication au grand public, à tous les hommes. Vous voyez cette tâche comme le prolongement naturel de votre curiosité scientifique elle-même et relevant du devoir moral du savant. Ce que vous dites sur le fait de l'évolution, sur le rôle du changmenent climatique, sur la capacité et les modalités d'adaptation des espèces, sur le hasard, participe de ce sens, à vrai dire philosophique, que vous communiquez à vos semblables.

Aussi est-ce un très grand honneur et une immense joie pour moi de remettre au nom de l'Association et du jury ce prix Georges Pompidou 2008 à un savant éminent qui incarne si superbement les lumières de la science française.