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Discours de François Crouzet, lauréat, le 21 janvier 2002

Messieurs les Premiers ministres,

Monsieur le Président du Jury,

Mesdames, Messieurs, Chers Amis,

Je voudrais d'abord remercier du fond du cœur les membres du Jury qui m'ont fait le très grand honneur de me décerner un prix prestigieux, et le Président du Jury pour les très aimables paroles qu'il vient de prononcer. De plus, j'apprécie tout particulièrement que ce soit un jury composé en forte majorité d'économistes, qui ait honoré l'œuvre d'un historien économiste. Toutes proportions gardées, cela évoque pour moi l'attribution, il y a quelques années, du Prix Nobel d'économie à Robert Fogel et Douglass North, c'est-à-dire une reconnaissance de jure de l'histoire économique par les économistes! Surtout, je suis ému de recevoir un prix qui porte le nom de Georges Pompidou, un homme d'État pour lequel j'ai toujours eu une vive admiration - et pas seulement parce qu'il fut le seul normalien qui devint Président de la République!

Je ne l'ai pas connu personnellement. Cependant, j'ai un souvenir très vif d'avoir siégé non loin de lui, dans les années 1950, au jury de l'examen de fin d'année préparatoire, à Sciences Po. C'était une cérémonie solennelle, présidée par le Directeur de l'Institut qui prenait sa fonction très au sérieux, et notamment limitait le plus possible le nombre des candidats malheureux qui seraient autorisés à repasser l'examen à l'automne. M. Pompidou s'asseyait toujours au fond de la salle, et de temps en temps il animait l'interminable délibération par une plaisanterie sotto ou mezzo voce, accompagnée d'un large sourire.

Il est vrai que j'ai eu ultérieurement une occasion d'observer - et d'admirer - le Président Pompidou, mais indirectement, comme il arrive normalement à l'historien pour les personnages dont il s'occupe, c'est-à-dire à travers des archives. En effet, lors de la préparation du colloque de novembre l993 sur Georges Pompidou et l'Europe, M. Michel Woimant et l'ambassadeur Jean-René Bernard m'ont confié le rôle de «modérateur» d'une table-ronde consacrée à l'élargissement de l'Europe des Six en Europe des Neuf, c'est-à-dire essentiellement à l'entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté, étant donné que j'ai quelque expertise en histoire anglaise. Pour me préparer à cette tâche, j'ai été autorisé à consulter des dossiers du Fonds Georges Pompidou aux Archives Nationales, et d'autres documents aux archives du Quai d'Orsay.

J'ai pu ainsi dépouiller des documents passionnants, en particulier les procès-verbaux des entretiens entre le Président Pompidou et le Premier ministre britannique, Edward Heath. Les plus importants eurent lieu les 20 et 21 mai 1971, avec quatre tête-à-tête entre les deux hommes d'État, en présence seulement d'interprètes, pendant 10 heures au total. L'année suivante, les 18-19 mars 1972, le Président français alla aux Chequers, et il y eut 7 heures d'horloge de conversations. Très intéressantes aussi sont les annotations faites par le Président sur des documents qui lui étaient soumis, ou de brèves notes de sa part.

En espérant ne pas être indiscret, je voudrais m'attarder un peu sur la connaissance du Président Pompidou que m'ont apportée ces divers textes.

 

Ce qui ressort tout de suite, en particulier des annotations sur des documents, dont la lecture lui rappelait peut-être le temps où il corrigeait des copies, c'est la conscience dans l'exercice de son «métier». En plus, ces remarques sont claires, directes et souvent teintées d'humour.

«Drôle de style», note-t-il, sur un texte venu du Quay d'Orsay.

«Cette idée n'est pas sotte.»

«Les Anglais sont dans la phase de séduction.»

«M. Debré écrit trop.»

«Il est temps de montrer sinon les crocs, du moins les dents.»

Et le Président demande un changement dans le «relevé des conclusions» de ses entretiens avec Heath, parce que le rédacteur du procès-verbal lui avait fait commettre une faute de latin! Mais, bien entendu, ce qui compte, c'est la manière magistrale avec laquelle le Président Pompidou a dirigé - et mené lui-même lors de ses entretiens avec Heath - une négociation qui était délicate pour la France, où elle avait un problème double et contradictoire de crédibilité, comme l'a souligné M. Jean-René Bernard. D'une part, il fallait briser la méfiance des Britanniques et des cinq autres membres de la Communauté, et dire nettement qu'il n'y aurait pas de nouveau veto, qui eut probablement provoqué l'éclatement de la Communauté. D'autre part, il ne fallait pas que nos partenaires interprètent notre bonne volonté comme de la faiblesse et que les Britanniques croient qu'ils pourraient entrer dans la Communauté à leurs propres conditions.

Dans les documents que j'ai lus, on voit le Président Pompidou naviguer entre ces écueils avec une grande habileté et avec pragmatisme, ténacité, cohérence. En particulier, avec les Britanniques, il souffle le froid et le chaud. Dès le 10 octobre 1969, il affirme à l'ambassadeur Soames : «Je n'ai pas d'idée de veto, je ne formulerai pas de veto». Mais il ajoute bientôt que le Marché Commun est une ville fortifiée. Pour y entrer, il faut passer par la porte et non pas s'efforcer de faire brèche dans la muraille ou de dresser les défenseurs les uns contre les autres. Et il conclut : «Je ne me laisserai pas détourner de la ligne que je vous ai décrite». Quelques jours plus tard, le 7 novembre, il note : «Les Anglais désirent-ils que nous revenions à une attitude négative? Il faut le leur dire»; et le 1er décembre, il déclare à La Haye : «Ce qui a été fait doit être jalousement préservé». Le 5 mai 1970, lors d'une audience accordée à Heath, qui n'était encore que chef de l'opposition, il dit nettement : la négociation «sera longue et difficile... Elle doit aboutir, toutefois, sinon ce serait dramatique»; mais un moment plus tard il ajoute : «Encore faut-il être certain... que la Grande-Bretagne ne cherche pas à entrer dans le Marché Commun pour le détruire».

Il est remarquable de voir cette tactique aller progressivement de succès en succès, même si tout n'a pas été satisfaisant dans les résultats. Mais le 21 janvier 1974, le Président devait dire à Maurice Schumann : «Dans les conditions où la négociation s'était engagée, nous n'avions pas le choix». Si le terme de pragmatisme s'impose, le Président Pompidou n'apparaît pas adepte d'unerealpolitik cynique. Certes, il disait à Soames, le 10 octobre l969, son souhait que les rapports franco-britanniques «soient aussi bons que possible sur tous les plans. Ce n'est pas toujours facile, et les différences tiennent bien souvent à la nature même des choses» (expression qui me semble proche de la «force des choses» gaullienne). En mai 1970, il disait à Heath que la CEE à 10 serait une «puissance économique énorme», qui inquiéterait l'URSS, les USA, le Japon, l'Amérique Latine. «Nous aurons tout le monde contre nous», et un peu plus tard il prévoyait que les USA feraient «la petite guerre» à la CEE élargie.

Mais il ne négligeait pas l'importance du sentiment dans les relations entre nations et disait qu'entre la France et l'Angleterre «un peu d'affection réciproque ne serait pas inutile». Il reconnaissait que pour, les Britanniques, la question de la Nouvelle-Zélande, de son beurre et de son fromage était «un peu sentimentale», et il ajoutait : «Je ne ferai pas capoter l'Europe à propos de la Nouvelle-Zélande» (20 mai 1971). A propos d'un projet de voyage en France de la Reine Élizabeth, il observait : «La Reine devait considérer qu'elle était en France chez elle».

Surtout, au fil des pages, le Président Pompidou apparaît comme un homme d'État qui possédait la vision thing, selon une expression du Président Bush senior. J'entends par là le sens de l'histoire (M. Jean-René Bernard a signalé qu'il aimait à puiser dans le passé des références pour l'action, comparant par exemple l'Angleterre face au Marché Commun des Six, à sa situation face au Blocus Continental), et aussi l'aptitude à prévoir à long terme, avec imagination et réalisme à la fois.

Certes, le 1er décembre l969, il avait affirme la nécessité, face aux deux Grands, «d'une Europe maîtresse de son destin». Mais, le l9 mars 1971, il disait à Heath son opinion «d'une simplicité enfantine : nous autres en Europe, nous sommes hors d'état de résister à une attaque soviétique réelle et totale», si bien qu'il était nécessaire que les États-Unis restent en Europe. Mais il ajoutait qu'un pari sur «le virus de la liberté» avait des chances d'être gagné peu à peu et il se disait donc favorable au projet de conférence sur la sécurité et la coopération en Europe. Par ailleurs, le Président a rejeté plusieurs fois l'idée qu'il voulait rompre l'alliance avec les États-Unis. Il se refusait à faire la guerre au dollar, dit-il, car les Américains auraient pu alors abandonner l'Europe, qui avait besoin de leur force militaire. Il est vrai qu'il s'est toujours refusé à parler défense avec les Britanniques, car, comme il l'écrivit en juin 1972, «Il faut d'abord une base politique à l'Europe et elle est loin d'être en place». Il envisageait donc la création d'une Europe polilique, mais, comme il le dit à Heath le 20 mai 1971, «dans le respect des identités nationales et des intérêts vitaux de chacun».

Dans le domaine différent de l'économique, le Président prévoyait en 1971 qu'il y aurait bientôt des investissements japonais en Europe. Et on le voit très préoccupé par la crise du système monétaire international, ce qui n'étonnera pas ceux qui ont participé au colloque de novembre 2001 et vu le remarquable film sur la conférence de presse lors de laquelle le Président traita de ce problème, avec une totale maîtrise. Dans la négociation franco-britannique, une pierre d'achoppement fut longtemps le rôle de la livre sterling comme monnaie de réserve, et l'endettement de l'Angleterre par les «balances sterling».

Mais il est remarquable qu'après une longue discussion sur ce problème avec Heath, le 20 mai 1971, le Président a été convaincu par les arguments du Premier ministre, qui démontra que la question des balances sterling n'avait pas la gravité qu'on lui prêtait du côté français. On voit dans ce cas la rapidité de compréhension et de décision propre aux grands hommes d'État. Il est vrai que le Président insista qu'il fallait mettre les monnaies européennes à l'abri des crises venant de l'extérieur. Puis le 18 mars 1972, il déclara à Heath qu'il faudrait «une sorte de zone monétaire européenne», mais il avoua n'avoir pas encore d'idées précises à ce sujet (le «serpent» monétaire européen, qui venait juste d'être créé, ne correspondait donc pas à cette «zone»). Une note sur ces entretiens ajoute qu'«une monnaie européenne ne pourrait être espérée qu'à longue échéance». Et lors de la rencontre Pompidou-Heath, en novembre 1973, il y eut accord sur la nécessité de faire des progrès plus amples et plus rapides vers l'union économique et monétaire. Est-ce aller trop loin que de voir l'euro comme concrétisant un projet à long terme du Président Pompidou?

Un autre souci du Président, qui était l'industrialisation de la France, apparaît aussi dans ces documents. De plus, - avec son don pour la prospective - il dit à Heath le 21 mai 1971 qu'un des aspects fondamentaux de l'économie moderne était la puissance de «Sociétés internationales», qui étaient en majorité américaines. La CEE devrait accorder des avantages aux sociétés européennes, c'est-à-dire à celles dont le centre de décision était en Europe, et favoriser la formation de multinationales européennes, par accord entre sociétés françaises, britanniques, allemandes, hollandaises, etc.

Mais cela ne voulait pas dire main-mise sur des pans entiers de l'industrie française par des capitaux étrangers, fussent-ils d'origine communautaire. Le 3 octobre 1972, le Président envoya une note à M. Giscard d'Estaing : de très nombreuses affaires agro-alimentaires françaises étaient en train de passer sous contrôle britannique. «CEE ou pas, il s'agira là d'une agression caractérisée. Nous sommes pour la libération des investissements internationaux, mais cela ne doit pas prendre l'aspect d'une action concertée et concentrée sur un type d'industrie». Le Président demandait que le Ministère des Finances s'y opposât par tous les moyens et en particulier mît au pas une banque qui se conduisait mal.

Donc un libéralisme tempéré et un attachement aux grands projets volontaristes, qui se manifesta en mars 1973, quand les Allemands se montrèrent réservés pour la poursuite du projet Airbus. «C'est une construction commencée en commun, notait le Président, et un retrait allemand sera considéré par moi comme une trahison. À partir de là, (et de l'alphajet) il faudra conclure à la soumission de la RFA aux États-Unis, on n'y pourra rien».

De même, une fois la Grande-Bretagne entrée dans la Communauté, on entrevoit un certain agacement du Président, en quelques occasions, devant la politique de Londres. Le 29 novembre 1972, il notait : «Il n'y a à dire aux Anglais qu'une chose: la Communauté suppose le respect par tous des règles communautaires - qu'il s'agisse de monnaie ou du poids des camions». Et le 22 mars 1973, il annotait une dépêche selon laquelle l'Angleterre allait remettre en cause ce qui la gênait dans l'acquis communautaire : «Bien, bien! Dans ce cas nous réagirons».

Malgré ces inévitables tiraillements, l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché Commun a été un aspect capital de l'œuvre du Président Pompidou. Il a joué alors un rôle décisif, notamment lors des entretiens décisifs - je dois employer deux fois le même adjectif - des 20-21 mai 1971 avec le Premier ministre Heath. Survenant «au moment de vérité» (Hervé Alphand) d'une négociation qui piétinait, ces dix heures de tête-à-tête ont été une réussite totale, créant un climat de confiance dans lequel les problèmes concrets en suspens ont été ensuite facilement résolus. Quoiqu'on en dise, le facteur personnel joue en histoire et il peut faire pencher la balance. Sir Michael Palliser, qui avait été interprète lors de ces entretiens, déclara lors du colloque de 1993 : «En tant qu'Européen, je reconnais la gratitude qui est due par nous tous au Président Pompidou».

 

En achevant d'évoquer les impressions que m'ont laissé mes lectures dans le fonds Georges Pompidou, je crains que ceux d'entre vous qui ont été les proches et les collaborateurs du Président, les considèrent comme des banalités ou comme des à-peu-près. C'est malheureusement le danger que court l'historien qui travaille a posteriori d'après des sources écrites. Je ferai un aveu : presque tout ce que je lis sur une période «historique» que j'ai vécue, je veux dire les années noires de l'Occupation, me semble donner des images out of focus, comme on dirait en anglais, c'est à dire mal au point, quelque peu brouillées, ne restituant pas l'atmosphère dont je me souviens. Il y a peut-être erreur de ma part, mais cela me laisse songeur, à propos de ce que nous autres, historiens, écrivons bon an mal an, sur d'autres périodes troublées, par exemple la Révolution française. Ne croyez pas que je tombe dans le pyrrhonisme historique, seulement dans une attitude critique à l'égard des autres et de moi-même.

Néanmoins, le fait que votre jury ait bien voulu distinguer le présent livre me rassure et me permet de penser qu'il résistera courageusement à la critique. Pourtant, des circonstances particulières ont entouré sa naissance. Au départ, on trouve un de mes anciens étudiants de Nanterre, Olivier Zunz, qui a fait carrière aux États-Unis; il est professeur à l'Université de Virginie, à Charlottesville, cette université fondée par le Président Jefferson, dont la résidence de Monticello se trouve à quelques kilomètres, et qui dressa les plans des premiers bâtiments. Grâce à Zunz, j'ai été invité à passer quelques semaines à Charlottesville, à l'automne l969, et à faire quatre conférences sur l'histoire économique de l'Europe. J'aurais probablement dû me limiter aux périodes modernes, que je connais un peu, mais imprudemment j'ai voulu remonter à l'émergence d'une économie européenne, ce qui m'a conduit en plein Moyen-Age. Pari téméraire, étant donné que je n'avais pas travaillé sur cette haute époque depuis mon mémoire de maîtrise, il y a plus d'un demi-siècle.

En tout cas, j'ai préparé ces quatre conférences - ce chiffre est à l'origine de la division de mon livre en quatre chapitres; et je les ai faites dans la «Rotonde» - c'est le terme qui désigne le bâtiment central de l'Université de Virginie, imposant édifice pour lequel Jefferson s'inspira du Panthéon de Rome. Elles plurent, semble-t-il, à l'auditoire d'étudiants et de professeurs, et aussi à un observateur des Presses de l'Université de Virginie, si bien que ces dernières me proposèrent d'en faire un livre. J'ai accepté, et j'ai entrepris de développer mes 80 pages initiales en un manuscrit de plus de 400. Donc de nouvelles lectures - étendues, mais non-exhaustives, bien entendu, vu l'ampleur du sujet, et tout un travail de ré-écriture, de découpage, de collage... Je dois aussi faire un aveu : ce livre, je l'ai d'abord écrit en anglais, et ensuite je me suis traduit moi-même en français pour l'édition française, ce qui ne fut pas toujours facile, et il est possible que des anglicismes m'aient échappé. En revanche, grâce à Hélène Monsacré et à l'admirable célérité d'Albin Michel, l'édition française, sur laquelle il avait été décidé de ne pas indiquer «traduit de l'américain», a paru six mois avant la version anglaise. J'ai tout à fait conscience que ce livre est trop rapide et je regrette de n'avoir pas écrit une trilogie monumentale, comme celle de Fernand Braudel. Mais j'avais les épées de deux éditeurs dans les reins.

En tout cas, puisque je traitais de l'Europe, j'avais à en arrêter les limites successives, car l'Europe a été et reste à géométrie variable. En fait, et si l'on peut s'en étonner, puisque je traite d'économie, j'ai choisi une définition culturelle, car il existe bien, quoiqu'on en dise, une culture européenne. L'Europe, c'est l'espace où ont déferlé les grandes vagues qui ont été l'art roman et l'art gothique, la Renaissance, les Lumières, le Romantisme, le libéralisme, et aussi - hélas! - le socialisme. Tous ces mouvements ont été pan-européens; et dans le même espace - en gros la Chrétienté latine -, une économie-monde au sens braudélien s'est développée.

Cette économie européenne a connu un étonnant destin : elle a été la seule qui a su rompre le cercle vicieux dans lequel étaient enfermées les économies traditionnelles, et donc soustraire les hommes à leur misère ancestrale, la seule à s'engager d'elle-même dans la voie de la croissance économique moderne, croissance qu'elle a en somme inventée. Bien entendu, à notre époque de relativisme multi-culturel, on ne peut plus dire, sur le plan culturel au sens restreint, qu'une civilisation est supérieure à une autre, qu'une statue de Michel Ange est supérieure à un bronze du Bénin. Mais, en matière économique, il existe des données quantifiables et incontournables, qui s'appellent, entre autres, productivité, PIB per capita. Sur ce plan, on ne peut nier qu'à partir d'une période sur laquelle on peut discuter, mais qui est certainement antérieure au milieu du XVIIIe siècle, l'Europe occidentale a pris la tête et a devancé les grandes civilisations de l'Asie, notamment celle de la Chine, qui avaient été longtemps beaucoup plus avancées. Le pourquoi de ce dépassement est peut-être le plus passionnant des problèmes qui se posent en histoire économique et je regrette de n'avoir pu le traiter en profondeur; mais il m'aurait fallu d'immenses lectures, et de plus mon ami David Landes en avait excellemment écrit peu auparavant. En revanche, je me suis attardé sur les origines de la Révolution industrielle, ce tournant décisif de l'histoire humaine, qui n'a d'équivalent que la révolution du néolithique, qui vit l'invention de l'agriculture et de l'élevage. Mais, comme beaucoup de mes prédécesseurs, je suis finalement resté perplexe, devant cette explosion d'innovations : si l'Angleterre était le pays où il était le plus vraisemblable qu'une révolution technologique éclatât, le mécanisme même de son déclenchement reste à certains égards énigmatique.

Un autre grand problème, qui domine le dernier chapitre, est celui du déclassement de l'Europe : celle-ci a inventé la modernité économique, mais elle n'a pas su la pousser aussi loin que les États-Unis, si bien que le niveau de vie des Européens est médiocre par rapport à celui des Américains : le PIB par tête moyen des Quinze de l'Union Européenne n'est que 65% de celui des États-Unis. Bien entendu, la guerre civile européenne de trente ans a contribué à creuser cet écart, mais il était apparu avant 1914, et il a été réduit, non pas éliminé, par le rattrapage remarquable, mais incomplet, des Trente Glorieuses. Dans le cas de notre pays, ce rattrapage a été, pour une grande part, réalisé alors que Georges Pompidou était Premier Ministre puis Président; par sa sage gouvernance, il en a été l'un des agents.

Il est remarquable qu'un «littéraire», qu'un agrégé des lettres ait si parfaitement compris l'impératif de l'industrialisation et de la modernisation. Même si le volontarisme, l'intervention étatique ne sont plus dans le «main stream» de la pensée économique, il y a un abîme entre la politique économique du Président Pompidou et celle qui récemment a multiplié les obstacles à la croissance, à l'esprit d'entreprise et à la compétitivité, fait de la France un des pays les plus pauvres de l'Union Européenne. C'est au temps du Président Pompidou que, pour la première fois depuis des siècles, le revenu par tête des Français avait dépassé celui des Britanniques. Vous savez tous que depuis deux ans nos voisins d'Outre-Manche ont repris l'avantage.

Achevé au début de 2000, mon livre se termine sur une note de pessimisme et d'espoir à la fois, quant à l'avenir économique de l'Europe et de la France. Mais j'avais supprimé au dernier moment une phrase sur la situation dangereusement exposée de l'Europe, en première ligne pour le conflit qui s'annonçait entre l'Occident et l'Islamisme. Une pitié, comme on dit en anglais, car j'apparaîtrais maintenant comme un prophète, ou au moins un petit prophète dans la lignée de Samuel Huntington...

Mais chacun sait que l'historien est prophète du passé, et il vaut mieux qu'il ne se lance pas dans la prospective... C'est une raison de plus pour terminer maintenant ce trop long discours, en ajoutant seulement un grand «merci», à vous tous, pour votre attention, et au Jury pour sa décision.