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Marianne Bastid-Bruguière : le style normalien de Georges Pompidou

Commémoration du 30e anniversaire de la mort de Georges Pompidou (2 avril 2004)

Inauguration de l'exposition «Les normaliens au sommet de l'État, de Jules Simon à Georges Pompidou», École Normale Supérieure

 

N'est-il pas un brin outrecuidant que pour rendre hommage aujourd'hui à la mémoire de l'homme d'État que fut Georges Pompidou, l'École normale supérieure veuille évoquer le style normalien de l'ancien président de la République? En effet, Georges Pompidou avait passé rue d'Ulm trois ans seulement de sa jeunesse, alors qu'il avait été dix-huit ans à l'école du général de Gaulle, quand il fut appelé aux fonctions de Premier ministre en avril 1962.

Définir le style normalien de Georges Pompidou suppose aussi qu'il existe quelques particularités intellectuelles communes aux élèves de l'École au fil des générations, sinon des siècles, particularités auxquelles l'on pourrait rapporter certains traits apparents dans la l'individualité de chacun. Or tous ici savent qu'il n'en est rien. Malgré l'abondante littérature hagiographique ou satirique consacrée à l'esprit normalien, chaque promotion d'élèves est composée en réalité de personnalités très différentes les unes des autres, et qui le restent. Il n'y a point de moule, point de caractéristique générale. C'est même la variété des tempéraments qu'on y rencontre qui donne à l'École son attrait et sa raison d'être dans la mémoire de ses élèves.

Cette diversité poussée jusqu'au paradoxe, Georges Pompidou l'a décrite avec verve dans sa préface de 1963 au livre d'Alain Peyrefitte, Rue d'Ulm. L'allégresse qui souffle dans ces pages laisse deviner le plaisir que l'auteur a pris à les écrire, et le sentiment profond qui l'a lié jusqu'à la fin de sa vie à l'École de sa jeunesse. «On est normalien comme on est prince du sang... On ne devient pas, on naît normalien», écrivait-il.

Les dispositions naturelles que Georges Pompidou pense attachées à l'état de normalien sont toutes des qualités de l'esprit qui sont en même temps des qualités de caractère. Il en esquisse les figures contrastées avec une ironie, mêlée de tendresse discrète, où l'on devine l'analyse sur lui-même, l'examen de ce qui lui importait en tant qu'homme, non pas en tant que personnage, social ou public. Je puis ajouter, de source sûre, que plus tard, Georges Pompidou aimait aussi à vérifier les signes de cette identité dans l'image de sa propre jeunesse que lui renvoyait tel jeune camarade méridional, passé comme lui par l'hypokhâgne de Toulouse, avant Louis-le-Grand et la rue d'Ulm.

De quoi se compose pour Georges Pompidou cette identité humaine qui lui importe? La culture, le goût des idées, de la langue, de la beauté, sans considération de prestige personnel, ni intérêt primordial pour les biens de ce monde et l'estime sociale. La sincérité absolue des convictions, une croyance candide et enthousiaste à la réalité des idées, du moins de celles qu'on a fait siennes. Un esprit tout aussi ardent de tolérance, fondé en définitive sur une humilité personnelle et un intérêt passionné pour l'humanité, sans illusion sur sa propre importance individuelle. Dans une boutade finale, Georges Pompidou avouait qu'il avait décrit «l'Idée» du normalien et que les incarnations n'en sont pas toujours parfaites. Mais l'Idée seule est vraie, lançait-il en guise de conclusion.

Les traits qu'il retenait dans la personnalité idéale du normalien ne dessinent que très partiellement ceux de l'homme d'État qu'il sut devenir. Les contours du normalien auraient pu le réduire, comme la plupart de ses camarades, à réfléchir, à conseiller ou à écrire. Au contraire, les Français découvrirent en 1962 et constatèrent pendant douze ans que cet homme de réflexion savait agir, que cet homme de conseil savait décider, que ce lettré s'attachait avant tout à l'aspect concret des choses. La lucidité, l'intelligence politique presque universelle, l'imagination dont il s'est montré doué, les vertus de son caractère - persévérance, sens du travail et de l'autorité, maîtrise de soi - toute l'ampleur, enfin, d'une personnalité extrêmement riche et diverse dépassent de bien loin l'esquisse classique de l'homme de bonne volonté.

Il n'est pas certain non plus que l'épure du normalien soit l'image qui a immédiatement frappé le grand public ou capté sa mémoire. Il y eut bien sûr le moment intense de la déclaration du 14 mai 1968 à l'Assemblée nationale, évoquant les vers de Villon et l'aube tourmentée des temps modernes. On songe encore aux réponses percutantes et planétaires des conférences de presse pendant le voyage aux États-Unis de 1970. Peut-on oublier son action en faveur de la lecture publique, des festivals et de la vie culturelle en province, et la création de Beaubourg, réplique du Mouseion d'Alexandrie, où l'érudit et l'esthète s'ingénia à réunir les trésors conjugués de l'art contemporain, des livres et de la création musicale pour les offrir à tous, sans distinction, au cœur de la ville?

Mais ce que le grand public apprécie d'abord, c'est sa bonhomie terrienne : il offre un visage expressif où se lisent aisément la malice, la pugnacité, la prudence, le plaisir ou l'autorité, quand il le faut. Il est clair, bon pédagogue, sans ressembler à un professeur. Après le drame de la guerre d'Algérie, il apparaît surtout un homme du concret, du réalisme, qui tire le pays vers le monde moderne et se préoccupe d'abord de la prospérité et du bonheur quotidien des Français. Quoi de plus naturel que cette image dans l'opinion, quand on sait qu'au cours des douze années où Georges Pompidou fut aux affaires, de 1962 à 1974, la valeur de notre PNB a presque triplé, et que jamais le revenu des plus démunis n'a connu une progression aussi forte.

Pourtant Georges Pompidou estimait que les succès de son action tenaient en partie à son style. Peu après son élection à la présidence de la République, il confiait à un ancien ministre du général de Gaulle : «Je ne suis pas un personnage historique. Je n'ai pas d'équation personnelle. J'ai mon style, ma manière, mes méthodes : là est la différence.»

Par le hasard des liens familiaux, j'ai été passablement entretenue dans le souvenir des hommes d'État dont le nom figure sur la plaque qui va être dévoilée. De Jules Simon, dont deux de mes arrière-grands-pères furent les collègues à la Chambre, je ne connais guère que l'ardeur républicaine. De Painlevé, d'Herriot dont il fut très proche pendant quarante ans, et de Blum, dont il fut ministre, mon père, lui-même normalien, et de surplus Auvergnat, m'a souvent parlé. Avec mon mari, qui, à peine archicube en 1966, eut la chance de devenir le collaborateur de Georges Pompidou à Matignon, puis à l'Élysée, mon père devisait volontiers sur les normaliens en politique. Par leur intelligence aiguë, la capacité de mener plusieurs tâches de front, l'aisance à passer de la poésie aux affaires et des affaires à la poésie, les cinq hommes d'État que nous célébrons aujourd'hui se ressemblaient sans doute, mais leur style d'action n'avait rien de commun. Le style de Georges Pompidou était bien éloigné de celui d'Herriot, prompt à l'émotion lyrique, ou de celui de Blum, ondoyant dans le jeu subtil des idées.

Avec le recul du temps, si l'on veut reconnaître une trace «normalienne» dans le style de Georges Pompidou, ce serait sans doute celle de ce qu'il appelait le fond «classique» du normalien. L'horreur de la boursouflure, la langue limpide et précise n'en sont que la surface. Le cœur de ce classicisme est d'abord dans la conviction que le moi est haïssable.

L'exercice des mandats de Georges Pompidou à la tête de l'État fut singulièrement dépourvu de personnalisation du pouvoir, d'exaltation de la dévotion à son égard. En cela il se distingua fort de ses successeurs, à vrai dire non normaliens. Il avait établi une frontière absolue entre la sphère publique et sa vie privée. Dans la sphère publique, l'abnégation de soi l'a porté pendant les derniers mois de sa présidence jusqu'à un stoïcisme que peu de gens ont mesuré. Il y avait alors des échéances majeures sur lesquelles il fallait obtenir des décisions internationales dont dépendait l'avenir du pays : il l'a fait, en dépit des souffrances et de la maladie, en payant de sa personne. Il ne lui en a pas été vraiment rendu justice. Lui-même disait d'ailleurs avec humour : «Les peuples heureux n'ont pas d'histoire, je souhaiterais que les historiens n'aient pas trop de choses à dire sur mon mandat».

L'autre versant du classicisme normalien est, selon Georges Pompidou, l'intérêt pour les autres hommes. Mais on rejoint là l'essence plus générale d'une vocation politique.

N'est-ce pas alors avant tout l'exigence d'un style, le fait d'avoir voulu et eu un style, c'est-à-dire la création d'un sens, qui est ce qu'il y a de plus «normalien» dans le style de Georges Pompidou? Il jugeait aussi que le style devait être une recherche permanente. «Le style, disait-il, il ne faut pas en être prisonnier. Regardez les peintres : lorsqu'ils ont trouvé leur style, ils se condamnent à le respecter perpétuellement et à se copier eux-mêmes. Alors, leur peinture devient mauvaise.»

Son style s'est inspiré d'une philosophie morale mûrie au cours de sa vie. C'était un homme profondément bon qui a appris à réserver sa dureté à lui-même. Ce style ne lui a jamais conquis l'intelligentsia, bien qu'artistes et écrivains se soient pressés à Matignon et à l'Élysée, et que les archives conservent les noms de nombreux solliciteurs de tous bords. Il a du moins permis à ce normalien qui n'appartenait à aucune des anciennes élites dirigeantes, qui ne tirait aucune gloire de son propre passé historique, et se trouvait aussi parfaitement indépendant des systèmes idéologiques, des puissances d'argent ou des groupes de pression corporatistes, d'accomplir une oeuvre qui a remis son pays parmi les grandes puissances économiques, lui donnant la possibilité d'être une grande puissance politique.